LA MAÇONNERIE À PIERRES SÈCHES DANS DES ÉCRITS DU XVIIe SIÈCLE
Dry stone masonry as described in 17th-century writings
Christian Lassure On peut lire ici et là, dans une littérature promotionnelle, que « l'art de construire en pierre sèche » est un savoir-faire ancestral empirique, qui s'est transmis oralement et ne connaît pas d'écrits. À preuve, son inscription sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’Unesco le 28 novembre 2018, mesure obtenue par une association internationale réunissant des pays riverains du nord de la Méditerranée. Pourtant, des écrits existent, qui ont contribué, à partir du XVIIe siècle, à la diffusion de l'art de la pierre sèche auprès d'un lectorat d'hommes de l'art ou d'amateurs et de curieux. Certes, ces ouvrages ne sont pas des manuels complets de maçonnerie sèche – il faut attendre la 2e moitié du XXe siècle pour en voir apparaître – , mais ils recèlent un chapitre, quelques pages ou quelques paragraphes sur la maçonnerie sans mortier, opposée à la maçonnerie avec mortier, dans la clôture ou dans le soutènement. Deux de ces ouvrages, témoins de l'intérêt manifesté pour le sujet, l'un à l'époque d'Henri IV, l'autre à celle de Louis XIV, ont attiré notre attention.
Le Theatre d'Agriculture et Mesnage des champs d'Olivier de Serres (1600) Exemplaire consultable sur Google Livres Le premier ouvrage est Le Theatre d'Agriculture et Mesnage des champs de l'agronome protestant Olivier de Serres, publié par Jamet Metayer, Imprimeur ordinaire du Roy, le 1er juillet 1600 (19 rééditions de 1600 à 1675). Au chapitre XXX, « Les Cloisons des Jardinages & autres propriétés », l'auteur décrit les quatre grands moyens de clôturer une propriété : la haie vive, le fossé, « la muraille à chaux & sable » et « la muraille sèche ». Si la muraille à mortier a toute sa faveur, il n'envisage toutefois l'emploi de la muraille sans mortier que dans les endroits où les pierres sont non pas « rondes et glissantes » mais « plates et mordantes », caractéristiques qui permettent une bonne liaison entre elles. Il précise que si l'on est contraint de bâtir à sec (sans mortier), la muraille doit être peu élevée et très large à la base (en d'autres termes avoir du fruit). La Muraille à chaux & sable de bonne maçonnerie, de raisonnable hauteur, comme de neuf à dix pieds [291,6 à 324 cm], est la plus parfaite cloison, plus noble et plus serviable que nulle autre: d'autant qu'elle s'applique commodément par tout, quelle assiette que ce soit, platte ou pendante, seche ou humide ; qu'elle conserve en abri les arbres, fruits, & herbes des Jardins, n'aiant les vens, aucun passage à travers icelle. Demeurent aussi par la Muraille les jardins asseurés des larrons, couverts de la veuë des passans, selon que raisonnablement chacun le désire, pour seurement & secretement y sejourner, seul, en compagnie d'amis s'y promenans, devisans, banquetans, lisans, chantans, sans etre apperceus ne contrerolés [...]. On pourra espargner la chaux & le sable, faisant la muraille sèche, sans mortier, mais cela est restreint és seuls endroits, où la pierre favorise l'œuvre, estant large, platte, mordante de grés attenante l'une à l'autre car la ronde et glissante est à cela mal propre : de laquelle estant constraint de bastir à sec, ne peut-on faire murailles que basses & encores fort large du fondement pour les faire tenir. Par ainsi s'occupant la terre comme dessus, & s'y emploiant autant de pierres comme aux murailles à chaux & sable, primes & hautes, on peut voir qu'avec peu de despense davantage, la Muraille s'en fera du tout bien & à propos. Defaillans les commodités & de la pierre & du mortier, en plusieurs lieux se servent de l'argile & terre grasse, dont ingénieusement se font des Murailles, lesquelles enduites & crespies de bon mortier à chaux & sable, ainsi blanchies, ressemblent estre de bonne maçonnerie. Au chapitre II (Election du lieu et du complant pour la Vigne), pp. 148-149, Il évoque également la technique de la construction à pierre sèche d'une série de « murailles traversantes » (perpendiculaires au sens de la pente) sur des terrains très pentus, tout en précisant que l'absence de mortier permet de limiter la dépense. Traité de la construction des chemins d'Henri Gautier (1693) Description et facsimilé du livre sur le site de la bibliothèque numérique patrimoniale des universités toulousaines aux adresses
https://tolosana.univ-toulouse.fr/fr/notice/075578786 (description) Il faut attendre près d'un siècle pour qu'un deuxième ouvrage consacre quelques pages à la maçonnerie à pierre sèche : en 1693, paraît à Toulouse, sous la plume d'Henri Gautier, « ingénieur et inspecteur des grands chemins, ponts et chaussées du Royaume », un Traité de la construction des chemins contenant un exposé sur le soutènement routier intitulé « Du chemin qui côtoye une rampe ou une pente de montagne », assorti d'une planche de dessins. Nous reproduisons ce développement ci-après, en gardant l'orthographe de l'époque. Ce qu'il dit des soutènements de chemins est transposable aux soutènements de terrasses agricoles. On note que l'auteur privilégie la maçonnerie sèche dans le soutènement car elle a l'avantage de laisser passer l'eau de pluie à travers ses joints, contrairement à la maçonnerie à mortier, laquelle ne peut compter que sur des barbacanes pour évacuer l'eau. En quelques lignes saisissantes, il décrit la rupture et l'entraînement inexorables du mur en aval sous la poussée de la terre gorgée d'eau en amont.
Du Chemin qui côtoye une rampe, ou pente de Montagne 1. Du chāgement [changement] de figure du chemin suivant la diferēce [différence] des lieux. Les Rampes (1) des Montagnes ne sont pas toûjours en droite ligne pour y pouvoir tracer également un même ouvrage, propre à soûtenir une route qu'on y veut projetter. Le chemin dans ces lieux est bordé pour l'ordinaire du côté du bas de la rampe par un mur de soûtenement. Tantôt suivant la disposïtion du terrain, on se contente de faire toute la tranchée dans le solide de la montagne, tantôt traversant des rochers, on établit de l'un à l'autre des décharges (2) & des cintres (3) surbaissés pour supporter les murs de soûtenement. Par le trop grand escarpement des lieux, on y pratique des charpentes propres à soutenir la route, tantôt ne pouvant pas y établir une route ni par un mur de soûtenement, ni par aucune charpente, on perce le rocher qu'on rencontre. Enfin, ne pouvant pas se servir d'aucun de ces moyens, on est obligé de pousser la route dans le fonds, & bas des lieux inaccessibles, qui sont trés-souvent des rivieres, &c. De toutes ces manieres différentes de chemins, nous allons traiter dans la suite. (1) rampe : pente. 2. Murs de soûtenement à chaux & à sable pour soutenir un chemin sur la pēte d'une montagne. Les murs de soûtenement qu'on fait pour supporter une voye sur la rampe d'une montagne, sont faits (4) sourciller : jaillir à la surface du sol en petites sources. Les Murs de soûtenement faits avec pierre, chaux & sable, peuvent être pratiqués sur le roc, & dans les lieux les plus secs de la rampe de la montagne, où difficilement pourroit-on pratiquer un mur de soûtenement à pierre séche, capable à soûtenir un grand remblay de terre pour la largeur d'une route. Et ainsi ayant une fois distingué les lieux les plus propres à faire plutôt un ouvrage, qu'un autre, il sera aisé de construire avec solidité la route. 3. Du mur de soûtenement avec pierre seche. Le Mur de soûtenement fait avec pierre seche, doit être assis en bon fonds, observant de luy donner une pente de quelques pouces [1 pouce = 2, 7 cm] du côté du haut de la montagne, afin qu'il soit parfaitement bien assis dans son sol. Ensuite on l'élevera à plomb (9) du côté des terres, ou du remblay, & en dehors on luy donnera du talus (10) un cinquième de hauteur. La largeur par le haut doit estre pour le moins de deux pieds [64, 8 cm], élevé & couronné de pierres plates, couchées de camp(11), pour le moins sur les deux tiers de la largeur du mur par le haut. L'arrangement des pierres doit être tel, que dans le fondement on établira les plus grosses, & les plattes ; à son parement les longues, & qui forment des espèces de bouttisses ; dans le corps du mur les plus petites, & le derrière du mur doit estre garni de moyennes ; le tout avec une certaine liaison (12), que de temps en temps il y ait de longues qui lient le mur d'un parement à l'autre sur sa largeur, si faire se peut, sans qu'aucune terre, mousse, gason, bois, &c. soit employé à la construction. Les terres seront ensuite rangées derrière avec la pelle, qu'on fera descendre du haut de la montagne, & les pierres qu'on trouvera parmi les déblais seront couchées de plat, & tout aupré derrière les murs. Le remblay des terres se doit faire jusques à la hauteur des murs de soutenement, dont le couronnement doit estre couvert à quelques pouces de haut, de gason, herbes, mousse, & de tout ce qui peut se lier aisément pour faire corps, & n'être pas facilement emporté par les eaux des pluyes dans un commencement. L'aire de la voye doit avoir une pente presque insensible du côté du bas de la montagne pour l'écoulement des eaux lorsqu'il viendra à pleuvoir.
(9) à plomb : à la verticale. La figure 10 . planche 2 . fait voir le profil d'une route sur la pente d'une montagne, avec un mur de soûtenement.
(13) couronnement clavé : rang terminal de pierres posées de chant (sur la tranche) à la façon de clés d'arc. 4. Des Chantepleures, & Barbacanes pratiquées dans le mur de soûtenement. Le Mur de soûtenement fait avec bonne maçonnerie, doit être assis en bon fonds comme celui qui est fait à pierres sèches. Les Egouts & Chantepleures qu'on y pratiquera seront ouverts de 3. à 4. pouces en quarré, & au derriere des Murs seront couverts, & comblés de pierres, contre lesquelles, & sur lesquelles on rangera les terres, afin que les eaux le filtrent au travers de ces pierres, cailloüages (15) & gravier, le réünissant plus aisémēt au jour de la Barbacane pour sortir plus facilement. Dans les endroits où l'on trouve du roc, & où le mur de maçonnerie ne sçauroit avoir prise, on pratique dans le roc, au pié du mur des entailles, ou ressauts de niveau, sur lesquels on établit la maçonerie. (15) cailloüage = cailloutage : lit de cailloux. La Figure 11. Planche 2. fait voir un mur assis sur le roc escarpé, avec une Barbacane garnie sur son derriere de son égoût, & comblement de pierres.
5. Arbres, & hayes vives pour border un chemin. Il n'est pas toûjours nécessaire de soûtenir le chemin sur la rampe d'une montagne par des murs. Quelquefois le terrain de la montagne de luy même, est si aisé, qu'on peut facilement se passer d'un mur de soûtenement, en supposant dās le terrain de la montagne toute la largeur de la voye. Il est vrai que les pluyes éboulent les bords de ces sortes de routes, mais comme pour l'ordinaire, on les fait plus larges dans ces lieux, & que le terrain de la montagne n'y est pas ordinairement rapide, on ne craint guiéres pour l'avenir. Une haye vive, & des arbres plantéz à l'endroit du mur de soûtenement, conviendroient beaucoup aux passants, & rendoient toûjours la voye plus solide par leurs racines. La Figure 12, Planche 2, fait voir un profil de cette sorte de route.
6. chemin contre le roc sur un lieu inaccessible soûtenu par un mur à cintres. A la rencontre des rochers escarpés, on y pratique des ressauts, comme nous avons dit pour asseoir dessus la maçonnerie. Quelquefois la difficulté des lieux, ne demande pas qu'on agisse ainsi. Car les rochers se peuvent trouver si escarpéz en de certains endroits, qu'il ne faut pas penser à y placer de la maçonerie. Pour si impraticables que soient les lieux, ils ne les font pas toûjours si fort, qu'on n'y puisse établir des décharges, ou ceintres, qui portant d'un roc à l'autre, donnent le moyen d'y établir un mur de soûtenement. Les décharges sont tantôt égales, & tantôt inégales, comme la disposition du roc, sur lequel elles sont établies le peut permettre. La Figure 13. Planche 2. montre leur figure, & leur disposition.
Henri Gautier a déployé dans son exposé tout un vocabulaire spécialisé que l'on retrouvera par la suite dans la littérature relative aux murs de soutènement, agricoles ou autres, et dans celle de la maçonnerie à pierres sèches :
L'examen des traités agronomiques ou architecturaux publiés aux XVIIIe et XIXe siècles devrait fournir d'autres preuves et témoignages de l'existence d'une tradition écrite sur la maçonnerie à pierres sèches et ses emplois dans divers domaines (voirie en région montagneuse, création de champs, soutènement de terrasses de culture, clôture, petits bâtiments agricoles, retenues, etc.). On peut espérer ne plus avoir à entendre ce discours d'une tradition « ancestrale », privée d'écrits et seulement transmise oralement. © Christian Lassure Référence à citer / To be referenced as : Christian Lassure La maçonnerie à pierres sèches à travers les écrits des XVIIIe et XIXe siècles
Sur pierreseche.com : Manuel des constructions rurales (1854)
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